Les Milles Encents

Un sourire de requin apparu sur le faciès simiesque de Morn. Cela ne le mettait pas vraiment en valeur. Il ne restait guère que ses biceps gonflés à faire craquer les manches sa vieille vareuse pour impressionner son monde, et il fallait reconnaître que ça marchait plutôt bien. Son petit ricanement grinçant écorcha les douces oreilles d'Elidhiaze.

"Hin, hin, c'est ça mamzelle Eli. J'ai pas trop le temps là. T'as déjà fourgué les plats en argent de l'autre fois? Non? Bah, c'est pas grave, j'suis pas venu pour ça."

Avec une subtilité éléphantesque, il força le passage à l'intérieur.

"Ecoute mamzelle, on a un coup pour toi. J'ai un ami qui cherche un endroit pour entreposer des trucs à lui quelques jours. T'as de la place dans ta cave? Il te paiera une indemnité pour le dérangement."

Voilà du nouveau. La Providence apporterai t-elle à l'aristocrate déchue de quoi améliorer son ordinaire?

Qui était l'abrutie qui avait couché avec un gorille pour mériter d'avoir un gosse comme ça ?
Elle arrivait à peine à en croire ses yeux : il lui avait forcé le passage ! Lui et sa sale vareuse s'était introduit dans sa boutique ! Sa boutique propre, rangée, si joliment présentée !

Et il l'avait encore appelé "Mamzelle Eli." La dernière fois, elle lui avait clairement dit : "Morn, je sais qu'il y a beaucoup de syllabes, mais c'est bel et bien Elidhiaze, ça fait un peu proche, Eli, tu vois ? C'est comme si je t'appelai Momo ! ça gâcherait le charme n'est-ce pas ? héhé ? "

Rien à faire, le cerveau du simien se limitait uniquement aux mots simples comme "manger", "boire", "obéir". Et en plus, il n'avait pas apprécie son humour. D'ailleurs, il avait toujours du mal à saisir ses traits d'esprits.
Quelle vie passionante.



" Tu n'as jamais beaucoup de temps, Morn. C'est ça, être occupé, hein ? Terroriser les vieilles dames, gonfler tes muscles, tiens, t'as fait de l'entraînement y a pas longtemps ?

J'ai l'impression qu'ils ont encore grossi ! Quelques aventuriers inconscients ? Un pugilat à la sortie de l'auberge ? Ta vareuse est prête à craquer !

Je peux peut être te trouver un autre truc, Morn, non ? Oh, j'oubliai ! Regarde comme je parle, parle, parle, je te fais carrément perdre ton temps, là. Pffff. N'importe quoi. Surtout que tu n'as sûrement pas besoin de nouvelles tenues, vu ton statut dans le quartier. "

Pause de quelques instants.

" Ma cave ? Libre ? Je sais pas. Faut que je vérifie. Je crois que ça dépend de l'indemnité en question et des risques que je suis censée prendre. Y a sûrement des gens qui doivent penser qu'une pauvre calishite débarquée depuis peu sera facile à rouler et à mettre dans un plan foireux. En plus, comme t'es dans le coup, vaut mieux éviter les soucis. C'est quoi, ses trucs ?
Il est plus haut placé que toi, ton ami, pour t'envoyer à sa place en discuter ? "

Morn serra les lèvres. Il n'était pas très finaud, mais il arrivait régulièrement qu'il se rende compte quand on se foutait de sa gueule. Comme quoi, même un pitt-bull peut avoir de l'intuition. Elidhiaze se rappela d'ailleurs que la dernière fois, il avait cassé quelques trucs qui lui avait coûté assez cher.

"Aaaah putain!! Jamais t'arrête de baratiner? Tu me saoule!"

Une élévation de la voix qui rappela cette fois que sa patience était aussi limitée que sa subtilité. Il soupira, plus grincheux que jamais.

"Il est prêt à payer deux cent lions d'or. Et ce qu'il y a dedans, t'as pas à savoir, pigé?"

Il avait éludé les questions du "quoi" et "qui". Un peu trop directes. Et puis, Eli n'était pas vraiment psychologue, mais Morn semblait un poil nerveux en parlant de ça. N'empêche, deux cent, c'était plutôt rondelet pour jouer les gardes-meubles.

"Alors, ça t'intéresse?"

Il commençait à s'impatienter. C'était mauvais signe chez ce genre de personnage.

"Ouais, je vais finir par te tabasser tellement tu me fait chier!"

On pouvait aisément comprendre qu'Elidhiaze n'avait pas peur de prendre des coups - elle avait déjà une bonne expérience de la chose. Mais avec sa force de brute, Morn était bien capable de la tuer sans le faire exprès. Et quitter ce monde la gueule en bouillie n'était pas vraiment une sortie digne d'elle.

"Tu me prend le chou depuis des semaines pour que j'te présente des gens du milieu, et la tu me fait la scène? Faut savoir c'que tu veux! Sinon j'connaîs d'autres gens qui seraient ravis d'gagner deux cents lions!"

Des gens du milieu... avec de la chance ils seront plus raffinés que ce gros lourd, même si c'était pas difficile. En rendant bien service, elle pourrait peut-être monter un peu dans la chaîne alimentaire.

"La cargaison arrive ce soir, et c'est pour deux ou trois jours, pas plus. Alors, ça te va?"

Elle prit sur elle pour ne pas partir d'un rire moqueur qui lui aurait sûrement coûté la vie, ou au moins, son délicat visage.

Dire qu'elle devait sans cesse endurer ça ! Pauvre d'elle !
Et à chaque fois, au moment le plus drôle, celui où Morn devenait tellement rouge qu'on aurait dit que sa tête allait exploser, elle était obligée de s'arrêter. Elle l'avait rarement agacé à ce point, parce qu'elle avait plus besoin de lui que lui n'avait besoin d'elle, c'était sûr.
Mais en même temps, quelle jouissance de faire tourner ce pauvre Morn chèvre...

Bref. Il était temps d'arrêter de jouer et de passer aux choses sérieuses. De plus, Momo commençait à la saoûler aussi. Comme ça, ils étaient tous les deux d'accord. Et ça, les dieux savaient que ça n'arrivait pas souvent !


" Proposé si gentiment, bien sûr que ça me va. A ce soir, donc ? "

"Et bien voilà, on y arrive!"

Une fois que tout le monde s'était mis d'accord, Morn vida enfin les lieux en ronchonnant. En sortant de la boutique, il faillit marcher sur un petit vieux tout de noir vétu. C'était Argante, la vieille corneille qui louait ce débarras à Elidhiaze. Ce radoteur venait certainement voir "comment ça se passait". Toujours près de ses sous, il débarquait pour un oui ou pour un non, des fois que les murs ne soient plus là. Heureusement il était plus facile à embobiner et ne menaçait de tout faire flamber en cas de retard de paiement. Quelque part, ça rassurait Eli en lui rappelant qu'elle n'était pas tout en bas de l'échelle, qu'il y avait au moins une personne sur laquelle elle avait l'ascendant.

Le vieil homme leva ses yeux bigleux vers elle.

"Aaah, euh... oui!"

Sa petite voix tremblante semblant toujours sur le point de mourir. Il rajusta ses bésicles pour y voir plus clair. Il avait passé l'âge de s'émoustiller devant de belles formes comme celles d'Elidhiaze. Dommage, car cette dernière était sûre que son coeur n'y résisterai pas.

"Je passai, par là... tout va bien? Les affaires, tout ça..."

C'est à se demander en quoi ça l'intéressait vraiment. Comme c'était le milieu de la semaine, il y avait peu de chance qu'il soit venu parler gros sous. Il était plus probable qu'il s'ennuyait juste.

Bon dieu, s'il s'ennuyait vraiment, il aurait pu aller s'ennuyer ailleurs.
Ou alors, y avait-il quelque chose de plus grave ?
Est-ce qu'il allait mourir bientôt, et qu'il venait lui léguer son domaine immobilier ????

Oh, mais pourquoi n'avait-elle jamais pensé à l'obliger à rédiger un testament et à l'assassiner ensuite ?
Décidément, Eli avait perdu pas mal de ses bonnes habitudes.


" Oh, ça va comme on veut m'sieur Argante. L'argenterie est bien partie, mais les vases, c'est pas encore ça. Par contre les tissus marchent toujours aussi bien. Surtout les petits trucs, comme les écharpes, les foulards, ce genre de choses.

Mais dites-moi, m'sieur Argante, qu'est-ce qui vous amène comme ça ? D'habitude vous ne venez jamais me voir en milieu de semaine ! Vous n'avez pas de problèmes j'espère ? "

Elle éclata de rire, ses yeux pétillant franchement.

" Ou alors vous vous ennuyez simplement de moi peut être monsieur Argante ?

Sinon, vous savez, j'ai reçu la semaine dernière la cargaison d'encens dont je vous ai parlé. Vous voulez peut-être que je vous offre un exemplaire cadeau ? un seul, bien sûr, sinon, c'est mauvais pour les affaires..."

"Oohoo, euh, mais c'est bien ça!"

Évidemment il était un peu dur d'oreille. C'était parfois agaçant, parfois avantageux. Le vieux s'arrêta un moment, comme s'il avait oublié ce qu'il devait faire.

"Je voulais vous dire... euh, quoi déjà? Ah oui."

Il rajusta encore ses bésicles, qui avaient une fâcheuse tendance à glisser.

"Faites attention, il y a beaucoup de voleur en ce moment. Des cambriolages, trois fois cette semaine. Vous vous rendez comptes, ça deviens dangereux."

Bon, Elidhiaze vivait déjà plus ou moins entouré de voleurs. Pas besoins d'en rajouter. Le vieux Argante resta encore un peu à comater sur place, ne sachant plus trop où il en était.

"Ah, je vous ai dit que ça faisait la troisième fois cette semaine? C'est dangereux hein?"

Avec un peu d'insistance, Elidhiaze parvint à se débarrasser de l'encombrant vieillard. Elle qui se plaisait à se moquer de Morn toute à l'heure, c'était à son tour de tourner en bourrique avec ce vieux sac d'os radoteur! Et il ne le faisait même pas exprès.

La journée se passe, sans autre incidents majeurs. C'était pas la grande moisson, tout juste était-elle parvenue à refourguer un pot en terre cuite pour une poignée de pièces d'argent. Pour le reste, rien, désert. Le soir arrive, et comme convenu, revoilà Morn, accompagné cette fois.

Avec un de ses camarades, aussi mal dégrossi que lui, ils transportent de petites caisses en bois. Trois exactement.

"Bon, ben voilà la marchandise. On te met ça à la cave, hein? Et on reviendra les chercher dans deux ou trois jours maxi."

Supervisant la manoeuvre, un grand blond élégant posa ses yeux glacés sur Eli. Tout contrastait entre cet homme et les deux rhinocéros qui descendaient lourdement les escaliers de la cave. Des habits de bonne coupe, un maintiens impeccable, en voilà un qui connaissait quelque chose au bon goût. Mais son visage hiératique au traits fins avait quelque chose de malsain. Impossible de confondre cet aigrefin avec un bourgeois ordinaire.

"Madame..."

Se contenta t-il de saluer avant de reporter son attention sur ce que faisaient Morn et son copain.

Morn et son collègue remontèrent sans avoir rien cassé. Ils ne se parlèrent pas, et c'était peut-être tant mieux. Les deux brutes sortirent. Le grand blond aux allures de dandy s'apprêta à les suivre, mais s'arrêta sur le pas de la porte. Il se tourna vers Eli, la gratifiant une nouvelle fois de son regard étrangement magnétique.

"Nous comptons sur vous, madame. Bonne journée."

Eli nota qu'il avait dit "nous", et ce n'était certainement pas pour englober Morn et compagnie dans son propos. Plutôt le "nous" qui donnait les ordres et faisait la loi par ici, dont Morn n'était que la bête de somme. Sans ajouter un mot de plus, le blond tourna les talons pour de bon.

Qu'est-ce qui pouvait bien y avoir dans ces trois petites caisses ?

Malgré sa grande curiosité, Eli se retint de se précipiter pour les ouvrir. Non, c'était une mauvaise idée. Mieux valait ne rien savoir.
C'était toujours comme ça.
On ne commençait pas avec toutes les cartes au main.
Et pas question d'un truc bizarre lui explose à la tête. Sûrement pas ! Son chignon élaboré n'y survivrait pas (ni son ego.)

Le seul problème qui occupait son esprit vagabondeur et tortueux était bien sûr cette histoire de cambriolage, dont Argante lui avait parlé.

* Bordel, dire que je suis en train de m'inquiéter pour des vulgaires caisses. Je me fais bien vieille ! Ce n'est pas comme si quelque chose d'aussi con pouvait m'arriver.


....


.....

Pffffff.*


Et elle allait vraiment devoir surveiller ses petits bijoux pendant trois jours ??? Quelle blague !
Non vraiment !
Elle avait une vie, elle aussi !

De plus, elle adorait traîner dans les tavernes et...
Et elle n'était pas assez fortunée pour payer une bonne grosse brutasse comme Momo pour surveiller l'échoppe en son absence.

C'est donc d'un air très maussage qu'Eli vint à la conclusion évidente qu'elle allait devoir remonter les caisses avec elle pour dormir en toute tranquillité.

Quelle vie de chien.

" Vas-y Eli c'est bon, c'est bon bon bon bon...

Encore une putain de journée de mes deux en vue."

Tout en marmonnant contre tout et n'importe quoi, bref, rien de bien inhabituel, Elidhiaze rentra plus ou moins pesamment dans chaque recoin de meubles, fouillant sa chambre à la recherche de ses vêtements qui devaient bien être quelque part.


" LaaaLLAAAALLLLAAAllaaaaLLAaaaa" entonna platement la danseuse en se dandinant disgracieusement dans la pièce.

" Bonnneee hummmeeeuuuur mon cul !

Bon il est où mon peigne ?
Lotus ! Où est mon peigne !
Comment veux-tu que je devienne une reine de la guilde si je ne suis même pas coiffée et si j'ai une haleine d'orc en chaleur ! Aide-moi un peu !
"